Ils doivent bien compter pour quelqu’un


C’est une route, que dis-je, une piste improvisée sur une des digues qui traversent le Laniera d’Ouest en Est, reliant Ambohidroa ou Ambohijanahary-Antehiroka à Soavi­masoandro, Belanitra, Namehana. Les maisons, que dis-je, les petites cases d’une seule pièce ne sont même pas de plain-pied à hauteur de la digue, mais comme adossées en contrebas. J’avais beau chercher, je n’ai pas vu de ces inscriptions à la craie blanche que laissent derrière eux les agents recenseurs du RGPH3 (recensement général de la population et de l’habitat). Ces modestes masures ne sont sans doute pas éligibles à la nomenclature «habitation». Et pourtant, des gens y vivent bel et bien. Dans une grande promiscuité, sans beaucoup d’espace vital, pièce à vivre et basse-cour ne faisant pas chambres à part, mais ils y vivent. Ces gens-là, que dis-je, ces citoyens-là le sont-ils d’ailleurs pleinement ? Si RGPH3 les ignore, peut-être aussi que la liste électorale ne les concerne pas ? Et d’ailleurs, pour quoi faire ? Une photo actuelle de leurs conditions de vie ne diffère aucunement de ces vieux clichés en noir et blanc d’il y a soixante ans. En 1958, ç’aurait pu passer pour une carte postale. Le mur en pisé, la barque à fond plat, le mortier et le pilon usés d’avoir servi à blanchir le riz, nourriture emblématique en assiettée de plus en plus symbolique et devenu générique de l’acte même de manger en l’absence de tout condiment ou autre accompagne­ment : et au premier plan, des enfants au regard souriant. En 2018, ça ne passe plus du tout. Toujours autant d’enfants, mais ils sont désormais à l’index des statistiques pour complicité de démographie galopante. De riz, sans doute qu’ils en produisaient eux-mêmes autrefois, mais les rizières ont disparu sous les remblais alors qu’il y avait moyen de faire sur pilotis la voie rapide Tsarasaotra-Ivato. Du menu fretin, mais que doit-il rester de poisson dans cette eau devenue bonde et regard de déversements industriels sans souci d’impact environnemental ? Reste cette petite volaille, qui va librement mais ne s’éloignant jamais beaucoup du feu de l’âtre qui leur tient chaud en attendant de les ébouillanter le jour où elles seront en ménopause de ponte. En 1958, le voyeurisme désinvolte de quelques photographes fonctionnaires en quête d’illustration pour le dernier ouvrage à la gloire du Commissariat général au Plan et à l’Équipement, avait figé de l’exotisme. La réalité de 2018 s’inscrit désormais à la rubrique PMA (pays les moins avancés). L’indice du sous-développement inhumain s’étale sous nos yeux. On comprend, on acquiesce, on se résigne, à ce que notre pays soit éligible à l’aumône IPPTE (initiative pays pauvres très endettés). Cependant, et la multiplication des indices toujours plus composites en atteste, les marqueurs chiffrés de développement ou de sous-développement n’arrivent pas toujours à rendre parfaitement compte d’une réalité complexe et subtile, bref humaine. On ne doit pas souvent leur demander leur avis, à ces gens. Ils doivent avoir une vague idée de cette République qui les a oubliés depuis soixante ans. Sans doute se félicitent-ils de l’indifférence du RGPH dont l’oubli leur est synonyme de tranquillité. Et s’ils sont si loin, à pourtant une poignée de kilomètres de la «civilisation», allons leur y voir une chance d’être indemnes du virus de la politique-diatribe en mode calomnie et accent hystérique. Réconciliation furtive avec le genre humain : comme tout le monde, ils ne doivent pas penser grand bien des impôts et taxes, dont ils n’ont jamais vu la moindre contrepartie de réalisation, à commencer par des mesures juste conservatoires sur cette digue précaire que l’érosion grignote. On ne leur demande pas leur avis. Mais, ils pensent. On ne les recense pas. Mais, ils doivent bien compter pour quelqu’un. Je suis même sûr qu’ils ont un nom. En cette veille de 26 juin, anniversaire du retour de l’independance, leurs maisons arborent le drapeau malgache, sur leur toit trapu à hauteur d’homme. Signe d’appartenance. Comme ces parents pauvres qui s’invitent à une fête de famille brandissant leur filiation en guise de carton d’invitation. La République ne reconnaît pas toujours les siens. Eux savent se rappeler à son souvenir. Pour mieux te culpabiliser Mère-Grand.
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