Plébiscite de tous les jours


La définition du «vivre ensemble» a été donnée par Ernest Renan dans une conférence (Sorbonne, 11 mars 1882) devenue un classique de la littérature politique française. Une conception «contractuelle» («des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent»), différente de celle «factuelle» (race, langue, religion, culture) développée par Fichte, dès 1807, du côté allemand. Extraits. «On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts (...) Avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques, voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue (...)». “Une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours”. Ces passages sont connus. Le sont beaucoup moins les mots de la conclusion : “L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question”. Quand Renan disait qu'une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui», comment ne pas comparer le mariage imposé à la Catalogne, malgré une volonté populaire de divorce (le 6 octobre 2017), et la «résignation» européenne au Brexit britannique ? Dans la grille de lecture proposée par Renan, le culte de l'intangibilité des frontières espagnoles (et britanniques avec l'Écosse, et françaises avec la Corse, et italiennes avec la Padanie) illustrerait ces «principes supérieurs» professés par des «infaillibles qui passent leur vie à se tromper». Par contre, la méthode «terre-à-terre», avec ses solutions empiriques, ferait l'économie d'une diplomatie diligentée en petit cercle, d'une guerre décidée en hauts lieux, bref d'un drame socio-politique de type hispano-catalan. La parole de Renan a acquis le poids de la justesse historique : il avait prédit une «confédération européenne» huit décennies avant la création de la CEE ; il avait compris l’inéluctabilité d'un conflit européen d'extermination, 62 ans avant l'avènement du nazisme et un an à peine après la défaite française de 1870. «Volonté commune», «consentement», «plébiscite» : tous les mots-clés de nos modernes référendums. Mots-clés auxquels cependant manquent un supplément d'âme : «en fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun» (Renan). Chez nous, quels deuils proposer encore à une population qui pense souffrir déjà trop ? La «confédération européenne» propose la prospérité et la paix en partage : cette fortune se nourrit et alimente son succès. Sur notre île, et son archipel intérieur, qu'avons-nous à offrir en partage ? Déjà, quel deuil qui ferait l'unanimité quand, un certain 6 août 1946, les uns pensaient justement porter le deuil d'une annexion coloniale tandis que d'autres célébraient le cinquantenaire de leur «libération» ? Une réconciliation, autre mot bien moderne, et très d'actualité, autour de cette date aurait évité que le 29 mars 1947 ne devienne cet immense malentendu. En notre archipel intérieur et ses lignes de faille, la «refondation» (se souvenir beaucoup, oublier de trop ?), autre mot d'actualité, avec son pendant «réconciliation» (avec l'histoire longue, avec l'histoire immédiate), ne sera pas que d'incantations.
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