Insoutenable légèreté suicidaire


«Ça ne se fait pas», bien sûr. D’accabler les morts. Surtout qu’il y eut des enfants parmi les victimes. Et les décombres. Pourtant, comment se refuser à poser les questions de simple bon sens ? Sur les vieilles photos d’avant la conquête française, en 1895, donc quand la conception de l’espace était encore proprement merina, au pied de la falaise, que surmonte le temple dit d’Ambonin’Ampa­marinana, ne se trouvait rigoureusement aucune habitation. Les «Anciens» respectaient un certain nombre de comportements au quotidien : ne pas s’enterrer dans un «lavaka» (trou) qui se transformerait en bonde d’une soudaine crue ; ne pas s’immerger dans la plaine inondable pour ne pas vivre les «genoux-dans-l’eau» ; ne pas vivre sous la cloche d’une masse rocheuse, un «rangolahy» qui priverait l’Ambaniandro de sa part de soleil... Depuis 1895, les «Modernes» ont méthodiquement dérogé à chacune de ces prescriptions symboliques, sans des mesures proprement pharaoniques d’accompagnement, avec les conséquences que l’on sait. La ville basse de l’Ouest, gagnée sur les «paria» (en indonésien «parit»), chaque carré de rizière irriguée, n’arrive pas à vider ses égouts à ciel ouvert en hiver sec et patauge dans un lac d’eaux sales en été pluvieux. Le «rangolahy» des anciennes tombes, consistait en une épaisse feuille de roche, détachée par le feu à son monolithe granitique, et dont on recouvrait la dernière demeure : «Tsy mba vero na mba rangolahy no manafina an’io fasana io», nous «mélancholia» Jean-Joseph Rabearivelo. Cette formidable masse rocheuse, constamment au-dessus de la tête, constitue un «rangolahy» virtuel assez malsain. À vue d’oeil, la Haute-Ville d’Antananarivo toise Mahamasina et la plaine de 200 mètres. Ampamarinana, qui était auparavant la roche «Tsimihatsaka», qu’on ne nivelle pas, devint la roche Tarpéienne quand un groupe de chrétiens y fut précipité le 28 mars 1849, pour leur condamnation à mort. Comment envisager de vivre au pied d’une falaise justement choisie pour sa létalité ? Non seulement, des constructions spontanées s’y sont agglomérées, mais le Fanjakana en a fait le «Fokontany Ambanin’Ampamarinana» : le quartier-d’en-bas-du précipice... Et si Antananarivo, île rocheuse au milieu de la mer de rizières du Betsimitatatra, s’affaissait sur elle-même en une catastrophe à l’effroyable symbolique ? La plate-forme du Rova est une terrasse de terre rapportée : ce qui tient depuis 1610, pourra-t-elle tenir indéfiniment sans mesure conservatoire ? Quelles autres parties de la Haute-Ville reposent sur le même schéma qu’érodent constamment eaux pluviales et eaux usées sans système d’égouts ? À quel travail souterrain s’attèlent en permanence les infiltrations et suintements des fosses perdues dédiées aux excreta ? Même une futilité cosmétique peut avoir des conséquences imprévisibles, alors que, justement, il faudrait prévoir le pire pour préserver le meilleur de cette colline historique : dans quelle mesure l’installation du très hollywoodien panneau «Antananarivo», dont l’échafaudage demeure visible à quelques mètres seulement du pan de roche qui s’est affaibli, avait-elle pu attenter à l’intégrité de la roche ? Questions qui fâchent délibérément. Pour conjurer notre insoutenable légèreté dans l’approche de la Culture et du Patrimoine.
Plus récente Plus ancienne