Notre avenir de son souvenir ?


Mon grand-père était mort nonagénaire. Réfrénez les condoléances compulsives, c’était il y a maintenant vingt ans. Sur les dix ou quinze dernières années de sa vie, «Dadabe» affectait de tirer généreusement sur sa pipe et ne dédaignait pas de trinquer à la vie. Pourtant, s’il dut quitter la vie, ce fut sans être affecté d’une quelconque tumeur maligne malheureusement si fréquente, et presque banalement inéluctable, de nos jours. «Papakely» n’a jamais emmerdé personne. Mais, lecteur assidu de Lakroa, de Maresaka, du Monde, il ne pouvait concevoir de passer les ultimes années dans l’opacité d’un regard désormais intérieur et surtout rester à là dépendre de la bonne volonté des uns ou de la mauvaise humeur des autres. Rétrospectivement, on pourrait même penser que son opération tardive de la cataracte était un suicide élégant pour, je l’ai déjà dit, ne jamais emmerder personne. Las, pour d’autres personnes de cet âge canonique, la vieillesse est un naufrage qui n’en finit pas. Si les Danaïdes remplissent un tonneau sans fond, les partisans de l’Amiral écopent le tonneau d’une vigie définitivement à la mer. Exercice ou punition que, dans l’Armée, ou la Marine, on appelle sobrement «emmerdements». À 80 ou 90 ans, que ne ressasse-t-on tranquillement ses souvenirs plutôt que d’échaufauder encore des plans délirants sur l’avenir. Soigner enfin sa sortie, avec l’image du vieux sage plutôt que laisser la caricature d’un vieux con. Octogénaire, et avec la vie définitivement derrière moi, que vais-je encore chercher noise à cette jeunesse dont j’avais pu dire, il y a décidément très longtemps déjà, qu’elle sera l’avenir de l’an 2000. Cette année-là, ceux qui ont aujourd’hui exactement les 18 ans réglementaires pour participer à leur première élection, venaient tout juste de naître dans un monde que leurs parents leur espéraient bientôt débarrassé des fantômes du passé. Avenir, souvenirs... La dernière fois, pourtant déjà largement sexagénaire, que je fis encore des siennes, ces enfants de l’an 2000 n’étaient que des bébés. À cet âge, leurs arrière-grands-parents avaient un acte de naissance établi et signé par les fonctionnaires du Gouverneur Général Gallieni qui, comme chacun le sait, a définitivement quitté Madagascar le 19 mai 1905. La génération de leurs grands-parents vinrent au monde dans une parenthèse qui vit l’Europe s’éprendre des idées de gauche : colonie française, Madagascar allait connaître le même enthousiasme collatéral avec le Front Populaire. Mais, la vraie tendance forte de cette période était beaucoup moins généreuse : banalité de la «Terreur» bolchevique en Russie, affermissement du fascisme en Italie, montée en puissance du nazisme en Allemagne. La guerre inévitable fractura le monde en deux : le «monde libre» qui survivra à toutes ses contradictions internes et le «paradis socialiste» que tous ses habitants cherchaient à fuir. En frontispice de son «Archipel du Goulag», Alexandre Soljénitsyne écrivit : «Le coeur serré, je me suis abstenu, des années durant (de 1918 à 1956), de publier ce livre alors qu’il était déjà prêt : le devoir envers les vivants pesait plus lourd que la mémoire envers les morts». Dénonciation anonyme, arrestation brutale, torture barbare, procès inique, enfer concentrationnaire : séquence génétique ordinaire d’une «dictature du prolétariat», tandis que l’idéal marxiste accouchait d’une gigantesque prison derrière le «rideau de fer». Khrouchtchev, en 1956, dénonça enfin la réalité totalitaire du système communiste. Pourtant, vingt ans plus tard, en 1976, Madagascar allait encore s’éprendre de «révolution socialiste», discourir de «marxisme-léninisme», et embrasser la cause improbable des «progressistes» de tous les pays. Souvenirs toujours... Une vie octogénaire tient finalement en une poignée de dates : 1936, 1975, 1991,1996, 2002. Dire que sa biographie avait pu coïncider avec la chronologie de son siècle... Dans la mémoire d’un vieillard de la civilisation orale, une bibliothèque d’anecdotes, de belles citations, d’envolées mégalomaniaques, d’erreurs tout aussi formidables et une galerie de courtisans à la vie à la mort. Regrets éternels d’un beau gâchis. Souvenirs, mais inventaire pour ne pas encombrer l’avenir.
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