Projet de psycho-société


Comme si cela ne suffisait pas ! Madagascar était déjà une île-continent, «plus grande que la France et le Bénélux réunis», ainsi que nous récitaient nos anciens manuels d’histoire. Mais, il a fallu y rajouter le décalage, persistant et croissant, entre la ville et la campagne (Madagascar serait à 80% paysan soulignent régulièrement les documents de la Banque mondiale ou du PNUD) ; le fossé grandissant entre des hyper-riches vivant à l’heure de New York ou Paris, et depuis peu Dubaï ou Hongkong, l’île Maurice ou l’Afrique du Sud, d’une part ; le lumpen proletariat de villes alimentés par le «choix des pieds» et un exode rural qui vide les campagnes sans que jamais aucune statistique n’actualise les certitudes de tantôt, d’autre part ; et quelque part au milieu, sans doute plus pour très longtemps d’ailleurs, une classe moyenne en voie de disparition. Madagascar et le désert tananarivien, également, ou de l’absence d’un juste milieu, d’équipements urbains, d’infrastructures médicales, de tissu scolaire, sitôt franchies les frontières, d’ailleurs lâches, floues et tentaculaires, de l’ancien Antananarivo intra-muros (en l’occurrence intra-hadivory, même si la Capitale a depuis un siècle, et dès avant 1895, franchi ses antiques «vavahady» et comblant au passage ses «hady», fossés défensifs, aujourd’hui oubliés (Ankadinandriana, Ankaditapaka, Ankadifotsy). La citadinité, mais laquelle, encore. Sur «Tana», un microcosme tananarivien constitue une citadinité d’elle-même (of her own) qui évolue pour ainsi dire à part, franchement tangente par rapport à «autrui» qui la regarde vivre sans qu’elle-même se rende encore compte de la réalité, qu’elle devine difficile de ce quotidien «autre», si proche et tellement lointain. À distance moyenne d’Antananarivo, de sa sortie Sud (Ankadimbahoaka, Tanjombato) et de sa sortie Est (Mahazo, Ambatobe), deux villes, Antsirabe et Toamasina, se caractérisent par une relative modernité : au moins à un titre, les quotidiens tananariviens, dont les pages régionales sont réduites à la portion symbolique, y parviennent dans la journée. Les autres chefs-lieux sont déjà trop loin, authentiquement «provinciaux», livrés à eux-mêmes : l’obligation d’assumer une grandeur déjà trop lourde à porter pour le peu de moyens d’une décentralisation qui n’a jamais été au-delà des mots, ne serait-ce que celui de «financière». Les mots d’un chercheur de l’Université de Caen, Jean Lavoué, me semblent leur s’appliquer à merveille : «la perception d’un social éclaté renvoie d’abord à la grande solitude des individus dans nos sociétés technocratiques avancées. Plus de cadre pour affermir sa mémoire. Plus d’appartenance. Plus de futur imaginé ensemble. Nulle projection vers un devenir commun. L’homme de la fin du XXème siècle doit assumer seul le dur métier de vivre (...) le vide social s’est installé au coeur même du dialogue du “je” avec “soi-même” (...) Comme il est difficile de décider seul de ce qui est bon pour soi !» (Reconsidérer les miettes du social, International Review of Community Development (20), 1988, p.48). C’est dans cette société malgache, pour cette société malgache, et par (?) cette société malgache, qu’il nous faudrait (re)trouver un projet de société. Quelque chose qui transcende les particularismes de notre double exception culturelle : tournés vers l’extérieur, nous sommes une île ; tournés sur nous-mêmes, nous sommes un archipel intérieur d’îles «foko». La société malgache peut-elle être, ou non, la somme de ses «exceptions culturelles» ? Paradoxalement, sinon par quelque ironie, parti en quête d’un projet de société, je me retrouverais à souhaiter un leadership. Est-ce l’orientation collective commune qui dessine le leader ou c’est le leader qui trace l’orientation collective commune ? Question schizophrénique. Voilà 170 ans, «Le Manifeste du parti communiste» de Karl Marx avait pu tracer une nouvelle conception du monde qu’allaient essayer de mettre réellement en pratique les révolutions russe, chinoise, vietnamienne ou cubaine du XXème siècle. En 1896, et toujours en allemand, le Juif Theodor Herzl écrivait son livre au titre explicite «Der Judenstaat», l’État juif, qui allait progressivement prendre corps à travers la «déclaration Balfour» (2 novembre 1917) ou le vote des Nations Unies du mercredi 26 novembre 1947. Deux siècles après le «riaka no valam-pariako» du roi Andrianampoini­merina, que saurions-nous inventer d’assez exaltant pour tracer la marche et montrer la voie, bouger déjà, avancer enfin et sortir de cette impasse ? Les penseurs de la société sont nombreux à souligner l’absence, désormais, de consensus macro-social (Jean-Pierre Boutinet) ; l’omniprésence, par contre, de la «solitude urbaine» (Johanne Gauthier) ; le dialogue, encore à inventer, entre «solidarité» et «solitude», cette dernière «jamais autant vécue, et jamais aussi peu étudiée» (Michel Hannoun). Mon voyage intellectuel fut sur le mode de «Making sense of today’s chaos» (Alvin Toffler). La grille de lecture universelle, «la civilisation de l’angady, la civilisation de la chaîne d’assemblage, la civilisation de l’ordinateur», permet-elle de comprendre la société malgache d’hier et d’aujourd’hui comme de préparer à la société malgache de demain ? Dans «Guerre et contre-guerre» (Fayard, 1994), Alvin Toffler et Heidi Toffler achèveraient presque de décourager l’architecte d’un projet de société pour le XXIème siècle : «les idées, les images et les symboles sont pris dans un véritable tourbillon, et l’individu pioche parmi les différents éléments pour former sa mosaïque ou son collage propre». Par Nasolo-Valiavo Andriamihaja
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